Entrevue
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Anxiété mathématique et réussite des élèves : entretien avec le Professeur Daniel Ansari

Annie Bourdeau, notre spécialiste de contenu éducatif, a rencontré le Professeur Daniel Ansari, chercheur en neurosciences du développement et de l’apprentissage et professeur au Département de psychologie et à la Faculté d’éducation de l'Université Western à London, Ontario. Est-ce que tous les apprenants ont la capacité d’exceller en mathématiques? Qu’est-ce que l’anxiété mathématique et pourquoi est-ce important de s’en préoccuper? Daniel Ansari nous en parle.

On entend souvent dire de la part des élèves, mais aussi des adultes : « les maths, c’est pas pour moi », ou alors : « je ne suis pas bon ou bonne en maths ». Est-il possible que certaines personnes ont foncièrement de la difficulté avec les mathématiques, ou chaque personne a-t-elle la capacité de maîtriser les mathématiques?

Je pense que la réponse à cette question comporte plusieurs facettes. En général, nous devrions décourager la volonté, chez les enfants, de dire qu’on n’est pas bon ou bonne en mathématiques, parce que les mathématiques englobent tellement de choses et nous sommes tous et toutes capables d’en apprendre beaucoup. Ça ne signifie pas que nous deviendrons tous des mathématiciens de niveau universitaire, mais nous sommes tous capables, dans les bonnes circonstances, d’acquérir le type de compétences en calcul dont nous avons besoin pour naviguer avec succès dans notre vie. Bien sûr, il y a des différences individuelles et certains élèves auront plus de mal à exceller en mathématiques, comme c’est le cas pour n’importe quelle matière ou compétence à développer. Mais en général, ce n’est qu’un petit pourcentage d’élèves qui résistent à l’enseignement et qui ont vraiment du mal avec les mathématiques. Ces élèves peuvent avoir un trouble d’apprentissage spécifique aux mathématiques. Cependant, même ces élèves, avec des approches pédagogiques fondées sur la recherche, peuvent éventuellement atteindre un niveau qui leur permet d’accéder à un emploi et de réussir dans leur vie quotidienne.

L’autre chose, c’est que quand on dit « je ne suis pas bon ou bonne en maths », nous avons une vision très simpliste des mathématiques. Les mathématiques sont tellement variées, ce n’est pas seulement savoir calculer. C’est aussi comprendre la géométrie, le sens de l’espace, les statistiques, et ainsi de suite. Par exemple, dans les cours de psychologie à l’université, nous voyons des élèves qui n’ont pas fait de mathématiques de haut niveau à l’école secondaire, mais qui sont néanmoins capables d’exceller en statistiques une fois qu’ils sont capables d’appliquer ces connaissances d’une manière qui leur est utile. Il est donc important d’éviter qu’un enfant de neuf ans se mette dans la tête qu’il n’est pas bon en mathématiques. C’est beaucoup trop tôt. Et de toute façon, même intuitivement, nous avons des capacités mathématiques, même si elles ne sont pas encore formalisées.

Très intéressant! En quoi l’apprentissage de compétences mathématiques serait semblable, par exemple, à l’apprentissage de compétences en littératie?

Les mathématiques sont assez semblables au langage dans le sens où nous avons quelques intuitions de base, par exemple des notions d’espace, de quantité ou de magnitude, mais nous devons ensuite relier ces intuitions aux systèmes culturels que nous avons développés au fil du temps comme systèmes symboliques. Une bonne analogie serait le lien, par exemple, entre la langue parlée et la langue écrite : nous obtenons des capacités générales qui viennent naturellement ―la langue parlée― mais la langue écrite et la lecture ne sont pas naturelles pour nous. De la même manière, certains aspects des mathématiques sont très naturels, comme nos intuitions de base concernant l’espace et la quantité, par exemple. Cela dit, les systèmes que nous utilisons pour faire des mathématiques en classe sont des inventions humaines qui se sont développées au fil du temps et qui aussi varient d’une culture à l’autre.

sturti / E+ via Getty Images

Ma prochaine question porte sur le phénomène de l’anxiété mathématique. Quel rôle croyez-vous que cela joue dans l’apprentissage?

Je pense que c’est une question vraiment importante, parce que, parfois, les gens pensent que quelqu’un qui a vraiment peur des maths ne doit pas forcément être très bon en maths. Mais en fait, depuis le tout début de l’étude scientifique sur l’anxiété en mathématiques, les chercheurs ont toujours trouvé que le lien entre le niveau d’anxiété face aux mathématiques et les compétences réelles en mathématiques est assez faible. En fait, une étude récente de l’université de Cambridge a examiné plus de 1 500 enfants, et on n’a constaté presque aucun lien. Donc ce que cela signifie, et je crois que c’est vraiment important que les enseignants le sachent, c’est que les élèves peuvent avoir une très grande anxiété en mathématiques, donc vouloir les éviter complètement et ne pas y toucher du tout. Mais en fait, quand vous mesurez leur capacité en maths, ils sont compétents. Et d’un autre côté, vous pourriez avoir quelqu’un qui n’est pas très doué en maths mais qui ne ressent aucune anxiété à ce sujet. Cela dépend de la perception que nous avons de nous-mêmes lorsque nous sommes en situation d’apprentissage autonome. C’est là qu’intervient le volet social et émotionnel. Je pense que c’est vraiment important, parce que lorsque nous examinons pourquoi les élèves ne veulent pas faire de mathématiques, nous devons vraiment faire la distinction entre ceux qui ont une sorte de limitation cognitive qui les retient et ceux qui ont vécu des expériences négatives lors de lesquelles ils ont été conditionnés à craindre les mathématiques. Je pense que c’est essentiel, car nous risquons de passer à côté d’élèves vraiment talentueux. 

En d’autres mots, une forte anxiété en mathématiques ne représente pas une incapacité à apprendre; elle signifie plutôt que la personne a développé une sorte de réaction émotionnelle à ce sujet. Cela peut s’expliquer de plusieurs façons : quelqu’un à la maison a dit ne pas avoir la bosse des maths, ou alors les autres élèves se moquent de nous pour avoir répondu à trop de questions de mathématiques, ou encore un enseignant qui est très intimidant. Bref, il est vraiment important de reconnaître que l’anxiété et la capacité à réussir en maths ne sont pas vraiment la même chose.

 

L’anxiété mathématique semble aussi se faire sentir chez certains enseignants. Comment pouvons-nous aborder l’anxiété ressentie par les enseignants en matière de mathématiques?

Je pense que cela fait partie de la stratégie du nouveau programme-cadre de mathématiques, qui est de faire plus de place aux conversations qui traitent de nos émotions par rapport à ce qu’on apprend. Et cela ne s’applique pas seulement aux élèves, mais aussi aux enseignants. Je pense que nous verrons de plus en plus de perfectionnement professionnel qui invitera les enseignants à parler ouvertement de leurs sentiments à l’égard des mathématiques. Je pense que cela s’est déjà produit dans la province de l’Ontario. Nous avons vu davantage de formations professionnelles qui encouragent les enseignants à faire des mathématiques ensemble, parce que, comme ça, ils vivent des succès, et cela peut conduire à une réduction de l’anxiété. Je pense que nous avons un problème, pas seulement au Canada, mais dans le monde entier, où les enseignants du primaire sont nombreux à avoir un niveau d’anxiété élevé lié aux maths (pas tous, bien sûr, beaucoup d’entre eux aiment les maths). Certains enseignants choisissent la voie primaire plutôt que la voie secondaire parce qu’ils savent que les maths ne seront pas aussi difficiles. C’est quelque chose sur lequel nous devons travailler, à mon avis.

Pourriez-vous expliquer ce qui arrive à notre cerveau lorsque nous sommes anxieux à propos des mathématiques et des nombres?

Il n’est pas encore clair dans quelle mesure l’anxiété liée aux mathématiques peut être considérée comme distincte des autres anxiétés. Cela dit, une chose dont nous sommes sûrs, c’est qu’à chaque fois que nous vivons de l’anxiété, nous détournons nos ressources cognitives parce que nous devons faire face aux conséquences mentales et physiques de l’anxiété. Les chercheurs ont notamment découvert que l’anxiété liée aux mathématiques épuise ou réduit la quantité de mémoire de travail dont on dispose. La mémoire de travail est une construction psychologique qui repose sur l’idée que chaque fois que nous résolvons un problème, nous avons besoin d’un espace de stockage temporaire dans notre esprit. Nous devons être en mesure de stocker des solutions intermédiaires pendant que nous travaillons encore sur un problème. Il est donc très important d’avoir une mémoire de travail dégagée lorsque nous faisons des mathématiques. Lorsque les mathématiques nous angoissent, une partie de la mémoire de travail est occupée à faire face à cette angoisse. Cette portion de la mémoire de travail n’est donc pas disponible pour faire des calculs, par exemple. Dans un sens, l’anxiété occupe nos ressources de traitement, ce qui réduit notre puissance de traitement, ce qui affecte notre capacité en mathématiques.

Pourriez-vous proposer quelques stratégies fondées sur la recherche pour réduire l’anxiété en mathématiques chez les élèves?

L’une des choses suggérées est de verbaliser l’anxiété, de demander aux élèves d’écrire au sujet de leurs anxiétés. Certaines études suggèrent que si vous demandez aux étudiants, avant un examen, d’écrire ce qu’ils ressentent à propos de l’examen, vous pouvez réduire le niveau d’anxiété qu’ils ressentent pendant l’examen lui-même. En quelque sorte, cela permet de se délester; c’est ce qu’on appelle l’écriture expressive. Cela dit, je pense que nous avons besoin de plus de données à ce sujet. Pendant de nombreuses décennies, les scientifiques ne s’intéressaient pas à l’anxiété en mathématiques. Il s’agit cependant d’un domaine d’enquête aujourd’hui très populaire. Je pense que de plus en plus d’études porteront sur les méthodes d’intervention efficaces pour réduire l’anxiété en mathématiques.

Nous pouvons aussi mettre en place des approches qui rendent les mathématiques plus motivantes pour les élèves et qui augmentent leur confiance dans le domaine des mathématiques. En ce sens, je pense que nous devons vraiment examiner l’application des principes de la science cognitive et de la psychologie cognitive en matière d’éducation. Des mesures comme espacer nos leçons, plutôt que de tout entasser dans une seule leçon, ou alors faire des évaluations fréquentes et à faible enjeu pour que les élèves utilisent ce qu’ils savent déjà améliorent vraiment la qualité de l’apprentissage et affectent aussi leur confiance. Les élèves sont donc plus impliqués dans leur propre apprentissage. Ils ne se contentent pas de recevoir des informations. Ils font plutôt un retour sur leurs apprentissages et savent sur quoi travailler et comment. Je pense qu’en général, si nous incorporons davantage ce que nous savons de la science de l’apprentissage, ce sera positif non seulement pour la confiance des élèves, mais aussi pour leurs résultats.

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Quelles pourraient être les conséquences à long terme de l’anxiété mathématique pour nos élèves?

Je pense que les conséquences à long terme sont l’évitement de certaines carrières, parfois même l’évitement inutile de certaines carrières. C’est particulièrement vrai pour les filles, car elles sont soumises à des stéréotypes et à des préjugés sexistes quant aux mathématiques. Toutes les recherches que nous avons menées suggèrent que les filles et les garçons ont des résultats très semblables en mathématiques. Mais, comme vous le savez, au cours de ce siècle, nous avons vu un nombre bien amoindri de filles en sciences, en technologie, en ingénierie et en mathématiques, surtout aux études supérieures. Je pense que cela découle en grande partie de l’anxiété en mathématiques. Les gens sont écartés des carrières liées aux mathématiques en raison de certaines expériences qu’ils ont vécues au début de leur vie, et non en raison de leurs capacités réelles en mathématiques. C’est pourquoi je pense qu’il est primordial de remédier à cette situation et de trouver des façons de diminuer l’anxiété en mathématiques. Nous pourrions ainsi disposer d’une main-d’œuvre plus diversifiée dans le domaine des STIAM, car c’est, à mon avis, ce dont nous avons besoin pour répondre aux défis de demain.

Épisode L'inventaire du minimarché de la série Minivers
Dans cet épisode de Minivers, nous découvrons que Josée n’aime pas compter. Cela la rend anxieuse. Tatie Gâteau lui partage des trucs pour l’aider à rester calme et compter de façon organisée. Pas de panique, ce ne sont que des mathématiques!

 

Daniel Ansari est professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les neurosciences du développement et de l’apprentissage au sein du Département de psychologie et de la Faculté d’éducation de l'Université Western, à London, Ontario, où il dirige le Laboratoire de cognition numérique (www.numericalcognition.org). Ansari et son équipe explorent la trajectoire développementale sous-tendant à la fois le développement typique et atypique des compétences numériques et mathématiques, utilisant à la fois des méthodes comportementales et de neuroimagerie. Ansari a un vif intérêt à relier la science de l'apprentissage à l'éducation et a servi en tant que président de l'International Mind, Brain and Education Society (IMBES) de 2014 à 2016 en plus de publier plus de 100 articles dans des revues scientifiques. Il est membre de la Société royale du Canada, de l'Association pour la science psychologique (Association for Psychological Science) ainsi que de l’Institut canadien de recherche avancée.

Daniel Ansari, Ph.D.
Professeur de psychologie et détenteur de la Chaire de recherche
du Canada en neurosciences cognitives du développement à la Western University.

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