Aider nos élèves à exercer leur pensée critique : comment on fait ça pour vrai?
Astuces et suggestions d’activités concrètes par un prof de philo

Par Alexandre Chenette

Moi en 1995!

Tranche de vie : quand j’ai « surfé sur le web » pour la toute première fois, je me suis dit avec toute ma naïveté d’enfant « Ça y est, les gens vont tout connaître, tout le monde va être super brillant et allumé, il n’y a plus d’excuse. » Les choses ne se sont pas déroulées comme prévues, c'est le moindre qu'on puisse dire.  En cette ère de désinformation, de goop et de pensée complotiste, nous savons pertinemment que développer la pensée critique de nos élèves est une priorité et qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine pour paraphraser Montaigne. Mais concrètement, comment on fait ça avec des enfants et des adolescents quand certains (plusieurs?) adultes y parviennent si mal? Aujourd’hui je me lance le défi ultime pour un prof de philo : sortir de la théorie pour me concentrer sur le pratico-pratique en vous offrant 5 activités concrètes pour aider vos élèves à développer leur pensée critique. Bonne expérimentation!

1. L’EAU MEURTRIÈRE | Duper pour mieux éveiller

Les élèves entrent en classe, s’installent et débutent la lecture du texte déposé sur leur bureau : Monoxyde de dihydrogène : devrions-nous l’interdire? Ils découvrent avec horreur comment ce produit peut être dangereux et nocif pour notre santé. Lors du retour en groupe, des élèves s’insurgent: « Comment le gouvernement peut-il laisser passer ça ? », « Il faut agir et faire interdire ce produit! ». Dans le fond de la classe, un ou une petite futée vous regarde avec un sourire en coin, ayant dépisté la supercherie : le monoxyde de dihydrogène, ce n’est que de l’eau.

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Certains élèves peuvent avoir tendance à surestimer leurs capacités à déceler la tromperie. Le but ici n’est pas de leur mentir mais parfois, les duper gentiment rappelle aux élèves qu’ils doivent garder leur cerveau alerte et tout questionner, même ce qui provient de leur propre enseignant. Ceux qui tombent dans le panneau en tirent une cocasse leçon d’humilité intellectuelle et ceux qui voient clair sont fiers de leur perspicacité. Tous s’en trouvent encouragés à rester à l’affût, à remettre plus en doute et à questionner davantage. De passif à éveillé, être un penseur critique, c’est d’abord une question de posture.

2. NOTRE CERVEAU TROMPEUR | Conscientiser les biais cognitifs

La cloche sonne, une question apparaît au tableau interactif : « Nommez toutes les choses que notre cerveau peut faire! ». Les élèves s’affairent à l’aide de leurs appareils numériques à alimenter le nuage de mots qui grossit à l’écran : « Penser », « Faire du sport », « Jouer aux jeux vidéo. », « Faire nos devoirs. »... Les réponses fusent de toute part. Après un moment, l'enseignante félicite la classe de leurs nombreuses et excellentes réponses et ajoute : « Il y a une autre chose que notre cerveau peut faire qui n’a pas été nommée : nous tromper. (bruit de verre fracassé et sanglots d’enfants angoissés). »

Non mais blague à part, nous avons parfois tendance comme pédagogues à vanter les mérites incroyables du cerveau humain, voire à le mettre sur un piédestal. Cela peut donner l’impression aux élèves que notre cerveau est une espèce d’ordinateur rationnel plutôt que le résultat imparfait de l’évolution. Une meilleure compréhension des neurosciences est une excellente façon de les défaire de cette illusion. 

Pour y parvenir simplement, je vous recommande fortement de leur faire découvrir les biais cognitifs. Les plus faciles à comprendre peuvent être explorés très tôt. Les plus complexes peuvent ensuite être abordés avec les plus vieux. L’utilisation de petites cartes informatives vous permet de les explorer progressivement, à raison d’un nouveau biais par cours par exemple. Ils réaliseront rapidement que penser de façon critique n’est pas un état naturel mais qu’il nous faut plutôt lutter constamment contre notre cerveau trompeur (et celui des autres).

Pour des cartes sur les biais cognitifs, vous pouvez télécharger celles de Stephanie Walker en français et celles de Dashe & Thomson en anglais.

Wooclap et Mentimenter sont deux plateformes qui permettent la création de nuages de mots collaboratifs

3. LE ROBOT EXTERMINATEUR | Connaître puis repérer les erreurs de raisonnement

Ce matin, c’est Mathis et Florence, deux élèves de la classe, qui viennent nous montrer leurs talents d’acteurs en incarnant deux petits robots. Mathis annonce d’une voix robotique bien sentie « Les robots devraient s’emparer du monde! ». Florence lui répond, toute aussi engagée « Prémisse acceptée. Veuillez exposer vos arguments.» S’ensuit une série de courtes altercations entre nos deux androïdes (voir l’affiche Une histoire de logique de Michele Rosenthal, traduite par Maxime Marty pour le déroulement). Ces interactions permettent aux autres élèves de la classe de commencer à mieux comprendre les différents sophismes. Ensuite, c’est à leur tour de se mettre en équipe pour en illustrer de nouveaux comme la double faute, la caricature, l’argument d’autorité, l’appel à la popularité, au clan ou au stéréotype, etc.

Cette petite ressource est super intéressante puisqu'elle nous permet d’installer tôt chez les petits des bases intellectuelles solides sur lesquelles ils pourront construire. On ne peut pas s’attendre à ce que de jeunes élèves soient en mesure de repérer des erreurs de raisonnement et des arguments fallacieux si on ne leur a pas explicitement présentés au préalable.


Par la suite, on peut demander aux plus âgés d’imaginer d’autres exemples de sophismes ou même d’en repérer dans leur entourage, dans des articles de journaux ou des discours politiques. Quand on connaît et comprend les sophismes, il est plus facile d’éviter de les commettre mais aussi et surtout qu’ils soient utilisés à nos dépends. La pensée critique, c’est aussi notre bouclier mental face à la manipulation.

4. SCIENCE OU MAGIE ?| Faire front commun comme pédagogues

Au retour de la récréation, dans le cadre du cours de science, vous présentez aux élèves une vidéo virale sur Tik Tok et YouTube. On y voit un homme rendre complètement élastiques des objets du quotidien (œufs, pain, marteau, etc.) en les trempant dans des boissons énergétiques et autres produits ménagers. Après le visionnement, vous leur annoncez : «Aujourd’hui, nous allons recréer une de ces expériences!». Maintenant prenez une gorgée de café, regardez-les réfléchir et humez l’odeur des petits cerveaux qui surchauffent. Se rendront-ils jusqu’à la fin de l’expérience?

La pensée critique n’est pas quelque chose qu’on peut apprendre simplement de façon isolée et l’appliquer à tous les domaines par la suite. Les élèves doivent absolument posséder des connaissances sur un sujet pour pouvoir y exercer leur pensée critique. C’est pourquoi il est essentiel de faire front commun entre spécialistes pour les aider à y parvenir dans chacune des matières de la grille horaire. En mathématiques, on pourra leur montrer comment les statistiques et les graphiques peuvent être manipulés pour tromper. En langues, on explorera le pouvoir de persuasion des mots et leur utilisation dans les médias. En histoire, on pourra insérer parmi des sources primaires pertinentes un texte anachronique. Développer des penseurs critiques, c’est l’affaire de tous, peu importe la matière.

5. UN JEU PHILO COOPÉRATIF | S’exercer entre élèves

À leur arrivée, les élèves trouvent la classe complètement transformée. Les pupitres sont assemblés en petits îlots et on retrouve un jeu de cartes spécial à chacune des stations. Ils sont emballés car ils savent ce que cela signifie : ils sont sur le point de jouer à Expédition Sagesse avec leurs amis. Une belle période en perspective!

Le jeu Expédition Sagesse développé par ÉPhiScience est sous licence libre et téléchargeable gratuitement. Une version numérique du jeu est en développement.

L’exercice de la pensée critique est un processus itératif perpétuel qui ne s’accomplit pas seul. Le jeu de cartes Expédition Sagesse est un jeu philo coopératif imprimable qui permet aux élèves de s’exercer à dialoguer et à réfléchir ensemble. L’important n’est pas de trouver LA bonne réponse mais plutôt COMMENT y arriver. Puisqu’il est sous licence libre, vous pouvez vous en servir intégralement ou le modifier pour vos élèves. C’est souvent en frottant nos idées et nos arguments à ceux des autres qu’on les raffine. À notre époque où les médias sociaux peuvent rapidement polariser les débats, il est important d’exercer nos élèves à la pratique du dialogue. Organiser des ateliers de philo pour enfants peut être une autre excellente façon d’y parvenir. C’est par une saine délibération sociale que l’intelligence collective croît. Soyons tous ensemble des penseurs critiques.

ATTENTION, PLUS IMPORTANT ENCORE…

L’éducation à la pensée critique est un vaste et fascinant sujet, mais je m’en voudrais de ne pas vous faire part pour conclure de LA meilleure façon de faire de vos élèves des penseurs critiques : changer votre mode d’interrogation. Après avoir donné aux élèves des bases théoriques solides sur votre sujet d’expertise, il faut les placer en mode enquête en leur proposant des problèmes à résoudre. Comme le célèbre philosophe américain John Dewey l’explique dans son important livre « How we think », c’est lorsque nous sommes confrontés à des problèmes et des obstacles que nous devons réellement innover pour trouver des solutions. Un truc pour savoir si vous êtes sur la bonne voie : Est-ce que vos questions peuvent être répondues par Google? Oui… oups...pas grave, on essaie différemment. 

Donc si on récapitule : des connaissances solides enseignées explicitement dans un domaine précis + des outils intellectuels rigoureux bien pratiqués + des problèmes à résoudre avec juste ce qu’il faut de complexité = de meilleurs penseurs critiques. Rincez et répétez à l’infini. À vous maintenant d’aller vérifier la valeur hautement scientifique de cette équation 😜.

Sapere aude!*

 

*Osez savoir!

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Alexandre Chenette
Enseignant et conseiller pédagogique

citnum.ca
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monsieurchenette.com

Alexandre Chenette a eu le privilège d’enseigner pendant plus de 10 ans l’éthique et la philosophie à des jeunes passionnés et passionnants. Il est désormais conseiller pédagogique, conférencier, consultant et concepteur d’expériences d’apprentissage au RÉCIT national (Québec, Canada). 

Ses champs d’expertise sont les enjeux éthiques et le développement de la citoyenneté à l’ère du numérique, la pensée critique, la philosophie, l’intelligence artificielle, le jeu vidéo en éducation, la réalité virtuelle, la formation à distance et l’avenir de l’éducation.

Il collabore à la recherche et à la formation initiale en éducation avec diverses universités québécoises tout en gardant un pied dans la classe. Son but a toujours été de donner à ses élèves le goût d'apprendre, de réfléchir, de connaître, d'acquérir une vaste culture générale et de développer leur pensée critique. Le numérique s'est toujours avéré un outil précieux et un allié efficace dans la poursuite de ses intentions pédagogiques.

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