La culture dans l’œil de sa caméra

Rencontre avec Anne-Marie Rocher, réalisatrice et productrice 

Il y a de ces rencontres qui nous permettent de comprendre le monde ou de le regarder autrement. Des conversations cruciales qui lénifient notre rapport à notre culture et à notre langue. C’est de ce genre de rencontre dont j’aimerais vous parler aujourd’hui. 

J’ai rencontré une grande dame du monde du cinéma francophone au Canada. Elle a plus de quarante années d’expérience. Je vous présente Anne-Marie Rocher, productrice-réalisatrice indépendante pour les Productions Testa inc.

Elle nous partage son regard personnel sur cette francophonie qui nous unit. Celle qui se démarque d’un Océan à l’autre et qui crie parfois pour qu’on l’entende. 

Selon elle, il y a du travail pour les jeunes francophones, francophiles dans l’industrie du film et de la production télévisuelle en français au Canada. Passez le message à vos jeunes! 

Je lui cède la parole aujourd’hui. Merci d’avoir accepté notre invitation Anne-Marie!  

J’aimerais vous lancer un défi : pouvez-vous nous partager un mot qui vous représente?

Je dirais créativité. J’ai bâti ma vie autour de ce qui pouvait être créatif. Même mon quotidien hors du travail, dans tous mes rapports sociaux, même avec mes animaux, j’essaie de placer cette dimension-là au cœur de tout. 

Ce n’est pas toujours facile d’être créatif dans notre vie. Parfois, on est obligé de travailler dans des choses qui sont moins créatives. Parfois aussi, on est obligé de passer par de l’administratif pour être créatif plus tard. 

Pourriez-vous me parler de votre parcours de vie en lien avec la créativité?

Ma créativité fait partie de ma vie personnelle et professionnelle. Chacun des sujets que j’ai choisis comme réalisatrice et productrice indépendante a participé à mon évolution humaine et a façonné mon regard sur la société et sur le monde. 

Très jeune, j’ai commencé par m’intéresser au théâtre. J’ai fait des études de comédienne.  Ensuite, j’ai fait un bac et une maîtrise en cinéma. 

Ces intérêts profonds pour la culture, je les ai puisés aussi dans le documentaire. J’étais très ouverte à réaliser de la fiction, et j’en ai réalisé pour les enfants à TFO, mais dans ma carrière de productrice et réalisatrice indépendante, c’est le documentaire qui m’attirait. Je dis souvent que ce sont les sujets qui viennent me chercher. Encore plus que moi qui les cherche. 

Chaque fois que je me laisse toucher par un sujet, c’est une façon pour moi de prendre de l’expérience et d’avancer dans mon métier. C’est ça pour moi la créativité.  

Un souvenir de vos études en théâtre a changé le cours de votre vie…

Au Conservatoire d’art dramatique, il y avait un administrateur qui nous avait dit : si vous voulez travailler en théâtre, fondez donc vos compagnies! Ce que je comprends de ce conseil, c’est une façon au fond de diriger ta propre voie. C’est comme cela que j’en suis venue, avec mes collègues du conservatoire, à fonder une première compagnie. Ensuite, une deuxième. Ces compagnies nous ont permis de travailler comme acteurs. Nous avons également compris ce que c’était que d’aller chercher du financement, de maintenir une compagnie sur le plan administratif, tout en étant des artistes qui voulaient d’abord et avant tout faire leurs projets et se produire sur scène. 

C’est à cette époque que je suis arrivée à TFO. J’y suis venue pour 6 semaines et j’y suis restée 17 ans. C’est en travaillant derrière la caméra, entre autres à TFO où j’ai travaillé longtemps à la réalisation d’émissions pour les enfants que j’ai expérimenté la créativité. La caméra me donnait un pouvoir sur ma profession. 

Quand on est acteur, on attend l’appel téléphonique qui vous nous offrir du travail. Quand on est réalisateur, producteur et qu’on fonde sa propre compagnie, on peut alors générer ses propres projets. 

Que retenez-vous de votre expérience de 17 ans à TFO comme réalisatrice et productrice?

À ce moment-là, il y avait un manque de personnel francophone. J’y ai fait mes premiers pas et TFO a été une école magnifique pour moi. On m’a offert beaucoup de support, beaucoup d’ateliers pour aller plus loin dans la connaissance du monde de la télévision. 

TFO m’a proposé un poste de réalisatrice, mais également de productrice. J’étais associée à une productrice exécutive qui avait beaucoup de connaissances. Sur le coup, je n’étais pas heureuse, je me disais que ce métier de productrice ne m'intéressait pas. Mais au fond, c’est le meilleur cadeau que j’ai reçu. J’ai découvert que j’avais aussi d’autres talents : le sens de l’organisation, de la planification, la possibilité d’avoir un budget et de réussir à en faire le suivi sans dépassement, etc. 

La formation de réalisatrice de studio que j’ai reçue à TFO, m’a servi par la suite lorsque j’ai ouvert ma compagnie. J’étais beaucoup plus aguerrie à faire mes productions indépendantes. Je continuais mon travail à TFO et en parallèle, je faisais mes projets personnels, par exemple durant un été, j’ai fait le tournage de mon premier film. 

Comment avez-vous commencé en tant que réalisatrice et productrice indépendante?

J’ai commencé comme beaucoup de jeunes encore aujourd’hui commencent : j’ai fait appel au Conseil des arts de l’Ontario, du Québec, du Canada, l’ONF, le Centre des arts de Banff. Tout ce qui pouvait m’aider à avoir un peu d’argent pour tourner mes films. En conséquence, mes premiers films, je les ai faits avec peu d’argent, avant de devenir une productrice plus aguerrie qui travaille de manière conventionnelle. Par exemple, aujourd’hui, j’obtiens du financement avec une licence de télévision et avec des fonds des médias ou de Téléfilm Canada. 

Pour faire son chemin, surtout en début de carrière, il faut être créatif pour trouver les sous. Ce qu’il y a de positif là-dedans, c’est que cela nous oblige à tout faire : scénariser, réaliser, produire et comprendre comment travailler avec une équipe avec moins d’argent. Ça donne aussi beaucoup de liberté. 

Quand on est jeune, on n’a peur de rien, on est plus intuitifs. Mes premiers films, je les ai faits en Autriche, en Bretagne. Je ne les ai pas faits au Canada. Je ne pensais pas aux assurances ou à ce qui pourrait être dangereux. C’est la beauté de la jeunesse d’avoir ce côté aventureux et peut-être un peu naïf. Quand on commence, on n’a pas toute l’expérience, mais c'est l'instinct qui nous propulse. C’est fort ça!   

Qu’est-ce qui vous a motivée à choisir de devenir une réalisatrice productrice en français en Ontario? 

C’est TFO qui m’a fait découvrir le monde franco-ontarien. J’ai fait plusieurs séries et émissions pour adolescents, adultes, enfants. Pour accomplir notre travail, nous allions à la rencontre des Franco-ontariennes et Franco-ontariens, dans les écoles. Nous sommes allés partout en Ontario. Certaines émissions étaient interactives et les enfants jouaient avec nous. Après mes 17 ans à TFO, j’ai aussi été 6 ans à l’ONF, j’étais responsable, à titre de productrice, du studio de l’Ontario, de l’ouest et du nord et j’ai découvert un nouveau visage de la francophonie canadienne. J’ai rencontré les producteurs et les réalisateurs francophones de partout au pays. 

Bref, j’ai été, pendant toutes ces années, en contact avec cette belle communauté franco-ontarienne et plus généralement avec la francophonie canadienne. Je suis vraiment tombée amoureuse des Franco-ontariens. J’avais un intérêt pour eux, pour leur endurance, pour leur capacité de résistance, pour leur sens politique également. J’ai compris ce qu’était la défense de la langue en contexte minoritaire. 

À cet effet, quelle est votre identité culturelle?

Je suis Québécoise. Je viens d’une famille québécoise. Mon père est un sociologue qui s’est beaucoup investi dans les changements de la société québécoise. J’ai grandi dans cet univers-là. J’ai eu une mère et un père qui étaient très engagés socialement. Je suis certaine que ça m’a beaucoup marquée dans mes choix de productions. Je choisissais des sujets de société. Il y a toujours en moi un fondement de ma jeunesse, de cet engagement qui m’apparaît encore aujourd’hui très important. Je me suis donc définie longtemps comme une Québécoise, parce que je suis née au Québec, c’est la société de ma jeunesse, de ma naissance.

Mais au fil du temps, j’ai rencontré lors des tournages plusieurs communautés francophones partout au Canada. C’est grâce à ces expériences qu’aujourd’hui, je me qualifie comme une Franco-ontarienne, parce que j’ai passé maintenant plus d’années en francophonie hors Québec. 

Comment êtes-vous une passeuse culturelle dans votre domaine?   

Être un passeur de culture, c’est avoir cette capacité d’ouverture. C’est aussi parce que je côtoyais cette francophonie que j’ai commencé à m’intéresser à des questions identitaires dans mon travail de documentariste. J’ai côtoyé des avocats, des juristes. J’ai appris beaucoup sur cette francophonie canadienne et j’ai eu envie de parler de la défense des droits des francophones. 

J’ai fait un film intitulé Les Acadiens de l'Île, chronique d’une renaissance sur le combat des Acadiens pour conserver leur petite école francophone. Ensuite,   j’ai réalisé Droit comme un F, une série sur la défense des droits linguistiques des francophones hors Québec.  

Cet intérêt d’être une passeuse culturelle franco-canadienne me donne la chance d’aller sonder différentes villes, Toronto, Montréal, Vancouver, etc. Je vois grâce à cette expérience de réalisatrice que cet immense pays ne communique pas toujours très bien. 

Quand une passeuse de culture devient une passeuse d’idées…

L’intérêt de faire des films pour moi est d’une part celui d’être une passeuse d’idées. Comme certains Anglophones ne comprennent pas et ne lisent pas le français, les choses qui se passent dans la francophonie canadienne ne se transmettent pas toujours. Il y a tout un monde à partager avec le reste du Canada. Je sens ce besoin de passer des messages entre communautés qui ne communiquent pas toujours bien ensemble. Et c’est par le documentaire que je le fais. En ce moment, mes intérêts sont environnementaux et je travaille sur les forêts urbaines. 

Dans ma vie personnelle, je crois que je suis également une passeuse de culture. J’ai épousé un Anglophone qui a toute une culture bien à lui à laquelle je n’ai pas vraiment eu accès dans ma jeunesse. On a grandi dans deux cultures différentes et là on se rejoint. On apprend beaucoup l’un de l’autre. Il parle français et s'intéresse à la culture franco-ontarienne. Être un passeur de culture, c’est aussi s’ouvrir à cet échange.  

Parlez-vous français lorsque vous réalisez un film dans d’autres provinces? 

Quand je fais un film pancanadien, je n’arrive pas tout le temps à trouver que des personnages francophones. J’en trouve, mais parfois j’ai des gens unilingues anglais. À la fin, c’est souvent presque inévitable, on se retrouve avec des films 50% Francophone et 50% Anglophone. C’est notre réalité canadienne en fait! 

Mais je fais de gros efforts parce que mes licences proviennent souvent d’une télévision francophone. Alors, lorsque je fais ma recherche, je dis souvent : « Avez-vous une ou un Francophone dans votre groupe? » (Rires). J’ai parfois de la difficulté à trouver et à dépister des Francophones. J’ai remarqué que les Francophones hors Québec sont souvent cachés. Ils n’ont pas d’accent lorsqu’ils parlent anglais, alors on ne sait pas toujours qu’ils sont Francophones. C’est vrai qu’il y a des circuits et que les Francophones se connaissent entre eux. Mais c’est mon rôle d’aller les chercher et de les inviter à venir sur un tournage. 

Aujourd’hui, est-ce qu’il y a de l’emploi dans le domaine de la télévision, du cinéma et des médias numériques en contexte francophone hors Québec?  

Je suis dans une association de producteurs francophones hors Québec et justement, un de nos gros problèmes est la relève. Nous avons besoin d’une relève de réalisateurs francophones. Nous avons beaucoup de difficultés, surtout dans le domaine de la fiction, à embaucher du personnel francophone. Les grandes compagnies de films américains viennent tourner au Canada parce que ça coûte moins cher et ils embauchent notre personnel technique, nos caméramans, nos monteurs, etc. Nous, les producteurs, nous restons là, avec notre questionnement… Comment peut-on former cette relève? Comment encourager les jeunes à venir travailler dans ce domaine? 

De plus, notre consommation en matière télévisuelle se modifie. Les jeunes se tournent beaucoup plus vers les plateformes numériques. Ce phénomène crée des bouleversements importants dans notre industrie et a un impact sur le financement tel que nous le connaissons actuellement. Il y a beaucoup d’inconnu et de changements et les producteurs francophones hors Québec trouvent cela difficile en ce moment. Il n’y a pas assez d’équipes techniques, des accessoiristes, des recherchistes, etc.

Avez-vous un message à passer aux jeunes francophones dans les écoles secondaires? 

Le message que j’aurais à leur dire : il faut faire éclore des vocations chez les jeunes du secondaire. Venez travailler dans le domaine de la télévision, du cinéma et des médias numériques en contexte francophone hors Québec. Il ne faut pas oublier nos voix francophones hors Québec. Il faut voir et entendre ces Francophones. Il faut que la francophonie rayonne. Il faut entendre et voir des Francophones à l’écran. 

En terminant, que diriez-vous aux élèves qui doivent faire un choix de carrière en ce moment?

L’adolescence est un moment important dans la structure identitaire. Lorsqu’on est au secondaire, le choix de notre métier est quelque chose qui n’est pas facile. Souvent, les jeunes font le choix d’aller étudier en anglais. Parfois, ils peuvent ressentir de la pression extérieure en se disant qu’ils auront plus de possibilités s’ils vont étudier dans une école anglaise. C’est un choix difficile pour leur identité. C’est pour cela que je continue de croire qu’ils ont besoin de voir de beaux modèles francophones parce que cette culture francophone existe et tu as le droit de t’identifier et d’y adhérer. 

C’est justement le travail que fait TFO, d’apporter des modèles à ces jeunes. TFO valorise le fait de parler français.  Pour ma part, j’ai à leur dire qu’on a besoin d’eux. Que le français c’est plus qu’une matière scolaire. Le français apporte le plaisir d’exister dans cette culture, dans cette langue et la valorisation d’être bilingue. 

C’est au secondaire qu’il faut valoriser le fait d’être franco-canadien. 

Merci, Anne Marie, je garde précieusement vos confidences et je les partage avec nos lecteurs.

Anne-Marie Rocher | Productrice-réalisatrice
Productions Testa inc.
Toronto (Ontario)  
Courriel : ARocher@sympatico.ca

Anne-Marie Rocher est réalisatrice et productrice indépendante. Elle a réalisé et produit plusieurs séries documentaires et sites Web au sein de son entreprise Productions Testa inc. et a remporté de nombreux prix et honneurs.

Anne-Marie Rocher a été productrice au Studio Ontario et Ouest de l'Office national du film du Canada de 2007 à 2012. Elle a réalisé et produit de 1989 à 2007 plusieurs séries pour TFO-TVOntario.

Pour en découvrir plus sur sa production, consulter le site Web de sa compagnie où ses documentaires sont disponibles gratuitement pour visionnement : https://productionstesta.com/

Propos recueillis par :

Caroline Moffet | spécialiste en contenus éducatifs, TFO-IDÉLLO
cmoffet@tfo.org

Depuis plus de vingt ans, je travaille dans le monde de l’éducation comme enseignante, conseillère pédagogique et conceptrice de matériel pédagogique. À l’instar de Rosa (2018), je milite pour l’École comme zone de résonance. Selon moi, pour résonner juste, la pédagogie doit être bienveillante, sécurisante et motivante. Je considère donc que l’École a le devoir de former des individus créatifs et indépendants, des citoyens éveillés, engagés et heureux. Notre rôle en pédagogie est d’inspirer quelque chose qui donne la chance de se comprendre, de comprendre l’Autre et le monde, ensemble.

 

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