Uashat Mak Mani-Utenam : ce qu’il me reste de toi

Par Caroline Moffet

J’ai fait trois pas vers toi, Uashat Mak Mani-Utenam. Je ne te connaissais pas. Tu m’as appris à regarder ce qui se cache derrière ce que je vois.

J’ai écrit ces phrases dans mon cahier de notes en 2011. Je venais de vivre une rencontre qui a fait bouger en profondeur mon rapport à l’histoire, à l’Autre et  à moi-même.

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Voici une réflexion en trois pas découlant de mon expérience d’enseignement du français langue seconde avec des élèves innus.1

En espérant, en toute humilité, que cela puisse servir les pédagogues, peu importe la discipline, le niveau ou le contexte d’enseignement.

1. Premier pas : créer un lien avec toi

Chez les Premiers Peuples (PP), la relation avec autrui est essentielle. En classe, chaque élève est une personne unique et se présente avec ses expériences, sa vision du monde, sa spiritualité, ses forces et ses limites. Considérer l’Autre dans une perspective de l’enseignement traditionnel autochtone serait d’abord  respecter son unicité, son bagage expérientiel et son fil de vie. 

Le premier pas à faire pour créer des liens avec nos élèves des PP serait de leur faire confiance et de respecter leur apprentissage2. D’ailleurs, pour les Ojibwés «être respecté signifie que nous sommes sacrés et que nous occupons une place dans ce monde »3.

Des conseils pour créer des liens avec les élèves autochtones4 :

  • Accepter de ne pas tout comprendre; 
  • Accueillir les silences; 
  • Prendre le temps avant d’engager la parole devant un regard baissé, un recul physique, un non-dit; 
  • Être avec le groupe et non pas devant le groupe;
  • Faire un pas vers l’Autre; 
  • Tolérer l'ambiguïté si nos plans A, B et même C ne fonctionnent pas; 
  • Être soi-même  en tout temps;
  • Mettre de l’humour dans nos échanges.

2. Deuxième pas : apprendre tes quatre dimensions

Comme m’a confié un jour une élève : « la Kocoum5 n’enseigne pas comment coudre les mocassins… elle le fait. On n’apprend pas à perler les mocassins juste avec des mots, à quoi cela servirait-il? On le fait, ensemble ». Apprendre n’est pas juste dans la tête, c’est également dans le cœur, dans le corps et dans l’esprit. 

Un enseignement holistique chez les PP donne l’occasion d’observer l’Autre, de développer l’empathie, d’apprendre à partager et à comprendre pour créer des liens solides. C’est un apprentissage en quatre dimensions : mental, physique, affectif et spirituel6. Enseigner de manière holistique, c’est donner à faire et à comprendre au lieu de démontrer ou d’expliquer. C’est aussi permettre aux élèves de réfléchir par eux-mêmes et avec l’Autre avec leurs yeux, leurs mains, leur esprit, leurs expériences, leurs valeurs et leurs mots.

L’apprentissage holistique est : 

  1. Mental : apprendre à savoir 
  2. Physique : apprendre à faire 
  3. Affectif : apprendre à vivre ensemble 
  4. Spirituel : apprendre à être 

Et quand sait-on qu’on a vraiment apprisde manière holistique? Selon le Chef Phil Lane Jr. : «On peut dire qu’une personne a fait un apprentissage complet et harmonieux seulement lorsque les quatre dimensions font partie de son processus de développement»7.

3. Troisième pas : découvrir ta culture

Tu es là
Je suis là
C’est chez toi
Que tu me fais
Entendre la Terre

Joséphine Bacon8

Selon les études, un facteur qui soutient la réussite des élèves des PP propose l’intégration d’une perspective culturelle qui rend hommage aux artistes et aux traditions autochtones. Cette prise de contact avec leur culture est nécessaire pour interpréter les symboles et les mythes et pour apprendre à se comprendre et à se dire. 

À cet effet, en questionnant mes élèves autochtones, j’ai appris beaucoup sur leur langue, sur le sens des mots, sur les formes d’art et sur les manières de comprendre le monde chez les Innus. J’ai intégré différents aspects culturels et artistiques (littérature, chant, tissage, peinture, poterie, etc.) dans les textes et les activités que je choisissais de réaliser avec eux. Grâce à ce type d’approche culturelle, j’ai partagé les mêmes contenus théoriques, mais en me servant d’un poème de Natasa Kanapé Fontaine pour expliquer l’accord des participes passés, de la chanson Plan Nord de Samian pour démontrer la cohérence du point de vue critique ou encore des arguments de Idle No More pour comprendre les rapports de conséquence et de cause. 

L’enseignante ou l’enseignant sensible culturellement peut s’ouvrir à la culture de ses élèves et devenir une courroie de transmission, une médiatrice ou un médiateur culturel et linguistique. Cette posture pédagogique revêt une signification affective et cognitive et un filet de sécurité qui permettent aux élèves de s’engager et de faire l’effort nécessaire pour accomplir une tâche parce qu’ils savent qu’ils sont en terrain connu et que leur enseignante ou enseignant les prend en considération. 

En un mot, pratiquer cette approche culturelle, c’est se permettre de devenir ce passeur/passager qui donne envie de comprendre, d’apprendre de l’Autre et de voir autrement.

Pour intégrer l’approche culturelle autochtone en classe : 

  • Présenter un contenu en l’inscrivant dans un contexte culturel autochtone sécurisant pour les élèves;  
  • Rendre l’apprentissage actif, affectif, cognitif et expérientiel;
  • Faire place aux objets de culture authentiques et tangibles;
  • Développer une attitude positive et ouverte envers la culture de ses élèves;
  • Soutenir chaque élève pour qu’il ou elle établisse lui-même ou elle-même son propre rapport aux savoirs culturels et linguistiques de sa culture;
  • Aider l’élève à être fière ou fier de sa culture et à la célébrer. 

Uashat mak Mani-Utenam, ce qu’il me reste de toi…

 

Uashat mak Mani-Utenam, ce qu’il me reste de toi me permet de croire que l’éducation ne consiste pas à remplir des cerveaux, mais bien à accompagner l’élève dans le développement de ses quatre dimensions : mental, physique, affectif et spirituel. 

Depuis mon passage en territoire innu, je sais que, pour être en résonance avec le monde, toute pédagogie doit être authentique et faire une place centrale au sens, à la parole et la compréhension partagée. Elle doit sécuriser et motiver les élèves en les invitant à dire, à se dire, à comprendre l’Autre et le monde par la culture. 

Tshinashkumitin, Uashat mak Mani-Utenam. 

Merci.

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Références

1 J’aimerais souligner que je ne suis pas Autochtone ni une spécialiste de la question. Mon objectif est simplement de partager ce que je retiens de l’approche traditionnelle autochtone telle que je l’ai perçue.

2 Faire la différence… De la recherche à la pratique est mise à jour tous les mois et publiée sur le site Web www.edu.gov.on.ca/fre/literacynumeracy/inspire/research/whatWorks.html
ISSN 1913-1119)

3 Extrait du document : L’intégration des perspectives autochtones dans le milieu scolaire de langue française : une approche pédagogique inspirée par les visions du monde autochtones, Bureau de l’éducation française du Manitoba (2017, p.5),

4 Demers, P. (2010). Pour un enseignement efficace des langues aux Autochtones, Le paradigme radical en didactique des langues secondes et étrangères, Éditions l’Harmattan.

5 L’Aînée, respectée chez les Innus.

6 Extrait du document : L’intégration des perspectives autochtones dans le milieu scolaire de langue française : une approche pédagogique inspirée par les visions du monde autochtones, Bureau de l’éducation française du Manitoba (2017, p.6),

7 Idem (2017, p.7).

8 Joséphine Bacon est une poète innue de Pessamit. Elle est une parolière, une réalisatrice et une poète phare tant par les peuples autochtones que par les allochtones.


Caroline Moffet
, spécialiste en contenus éducatifs, TFO-IDÉLLO
cmoffet@tfo.org

Depuis plus de vingt ans, je travaille dans le monde de l’éducation comme enseignante, conseillère pédagogique et conceptrice de matériel pédagogique. À l’instar de Rosa (2018), je milite pour l’École comme zone de résonance. Selon moi, pour résonner juste, la pédagogie doit être bienveillante, sécurisante et motivante. Je considère donc que l’École a le devoir de former des individus créatifs et indépendants, des citoyens éveillés, engagés et heureux. Notre rôle en pédagogie est d’inspirer quelque chose qui donne la chance de se comprendre, de comprendre l’Autre et le monde, ensemble.

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